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Hume - l'éducation du goût

 

Une cause évidente de ce que beaucoup ne parviennent pas à ressentir le véritable sentiment de la beauté est le manque de cette délicatesse d'imagination qui est requise pour prendre conscience de ces émotions fines. A cette délicatesse, tous prétendent : chacun en parle et réduirait volontiers toute espèce de goût ou de sentiment à sa propre norme. Mais, comme notre intention dans cet essai est de mêler quelque lumière de l'entendement aux impressions du sentiment, il sera opportun de donner une définition plus précise de la délicatesse, que celle que nous avons tenté de présenter jusqu'ici. Et pour ne pas tirer notre philosophie d'une source trop profonde, nous aurons recours à une anecdote célèbre, qu'on peut lire dans Don Quichotte.

 « C'est avec une bonne raison, dit Sancho au sire-au-grand-nez, que je prétends avoir un jugement sur les vins : c'est là une qualité héréditaire dans notre famille. Deux de mes parents furent une fois appelés à donner leur opinion au sujet d'un fût de vin, supposé excellent parce que vieux et de bonne vinée. L’un d’eux le goûte, le juge, et après mûre réflexion, énonce que le vin serait bon, n’était ce petit goût de cuir qu'il perçoit en lui. L'autre, après avoir pris les mêmes précautions, rend aussi un verdict favorable au vin, mais sous la réserve d'un goût de fer, qu'il pouvait aisément distinguer. Vous ne pouvez imaginer à quel point tous deux furent tournés en ridicule pour leur jugement. Mais qui rit à la fin ? En vidant le tonneau, on trouva en son fond une vieille clé, attachée â une courroie de cuir ». 

[…] Bien qu’il soit assuré que la beauté et la difformité, plus encore que le doux et l’amer, ne peuvent pas être des qualités inhérentes aux objets, mais sont entièrement le fait du sentiment interne ou externe, on doit reconnaître qu’il y a certaines qualités dans les objets qui sont adaptées par nature à produire ces sentiments particuliers. […] Maintenant, comme ces qualités peuvent exister à un faible degré, ou bien peuvent être mélangées et confondues les unes avec les autres, il arrive souvent que le goût ne soit pas assez affecté par des traits aussi délicats, ou ne soit pas capable de distinguer toutes les saveurs particulières, dans le désordre où elles sont présentées. Là où les sens sont assez déliés pour que rien ne leur échappe, et en même temps, assez aiguisés pour percevoir tout ingrédient introduit dans la composition : c’est là ce que nous appellerons délicatesse de goût, que nous employions ces termes selon leur sens littéral ou selon leur sens métaphorique ».

 

                                                                                                                                                     Hume, De la norme du goût