Platon - censurer les oeuvres fréquentées par les futurs gardiens
Quelle éducation donnerons-nous [aux gardiens de notre cité] ? N'est-il pas difficile d'en trouver une meilleure que celle qui a été découverte au cours des âges ? Or, pour le corps nous avons la gymnastique et pour l'âme la musique. C'est cela. Ne commencerons-nous pas leur éducation par la musique plutôt que par la gymnastique ? Sans doute. Or, comprends-tu les discours dans la musique, ou non ? Je les y comprends. Et il y a deux sortes de discours, les vrais et les mensongers ? Oui. Les uns et les autres entreront-ils dans notre éducation, ou d'abord les mensongers ? Je ne comprends pas, dit-il, comment tu l'entends. Tu ne comprends pas, répondis-je, que nous racontons d'abord des fables aux enfants ? En général elles sont fausses, bien qu'elles enferment quelques vérités. Nous utilisons ces fables, pour l'éducation des enfants, avant les exercices gymniques. C'est vrai. Voilà pourquoi je disais que la musique doit venir avant la gymnastique. Et avec raison. Maintenant, ne sais-tu pas que le commencement, en toute chose, est ce qu'il y a de plus important, particulièrement pour un être jeune et tendre ? C'est surtout alors en effet qu'on le façonne et qu'il reçoit l'empreinte dont on veut le marquer. Très certainement. Ainsi, laisserons-nous négligemment les enfants écouter les premières fables venues, forgées par les premiers venus, et recevoir dans leurs âmes des opinions le plus souvent contraires à celles qu'ils doivent avoir, à notre avis, quand ils seront grands ? D'aucune manière nous ne le permettrons. Donc, il nous faut d'abord, ce semble, veiller sur les faiseurs de fables, choisir leurs bonnes compositions et rejeter les mauvaises. Nous engagerons ensuite les nourrices et les mères à conter aux enfants celles que nous aurons choisies, et à modeler l'âme avec leurs fables bien plus que le corps avec leurs mains ; mais de celles qu'elles racontent à présent la plupart sont à rejeter. Lesquelles? demanda-t-il. Nous jugerons, répondis-je, des petites par les grandes ; car elles doivent être faites sur le même modèle et produire le même effet, grandes et petites ; ne le crois-tu pas ? Si, dit-il ; mais je ne vois pas quelles sont ces grandes fables dont tu parles. Ce sont, repris-je, celles d'Hésiode, d'Homère et des autres poètes. Ceux-ci, en effet, ont composé des fables menteuses que l'on a racontées et qu'on raconte encore aux hommes. Quelles sont ces fables, demanda-t-il, et qu'y blâmes-tu ? Ce qu'il faut, répondis-je, avant tout et surtout blâmer, particulièrement quand le mensonge est sans beauté. Mais quand est-ce? Quand on représente mal les dieux et les héros, comme un peintre qui trace des objets n'ayant aucune ressemblance avec ceux qu'il voulait représenter. C'est à bon droit en effet, dit-il, qu'on blâme de telles choses. Mais comment disons-nous cela, et à quoi nous référons-nous ? D'abord, repris-je, celui qui a commis le plus grand des mensonges sur les plus grands des êtres l'a commis sans beauté, lorsqu'il a dit qu'Ouranos fit ce que rapporte Hésiode, et comment Kronos en tira vengeance. Quand même la conduite de Kronos et la manière dont il fut traité par son fils seraient vraies, je crois qu'il ne faudrait pas les raconter si légèrement à des êtres dépourvus de raison et à des enfants, mais qu'il vaudrait mieux les ensevelir dans le silence ; et s'il est nécessaire d'en parler, on doit le faire en secret, devant le plus petit nombre possible d'auditeurs, après avoir immolé, non un porc, mais quelque grande victime difficile à se procurer, afin qu'il n'y ait que très peu d'initiés. Et en effet, dit-il, ces récits-là sont fâcheux. Et ils ne sont pas à raconter, Adimante, dans notre cité. Il ne faut pas dire devant un jeune auditeur qu'en commettant les pires crimes et en châtiant un père injuste de la plus cruelle façon, il ne fait rien d'extraordinaire et agit comme les premiers et les plus grands des dieux. Non, par Zeus, s'écria-t-il, il ne me semble pas, à moi non plus, que ces choses soient bonnes à dire ! Il faut encore éviter absolument, repris-je, de dire que les dieux aux dieux font la guerre, se tendent des pièges et combattent entre eux - aussi bien cela n'est point vrai - si nous voulons que les futurs gardiens de notre cité regardent comme le comble de la honte de se quereller à la légère. Et il s'en faut de beaucoup qu'on doive leur raconter ou représenter pour eux sur des tapisseries les combats des géants et ces haines innombrables et de toute sorte qui ont armé les dieux et les héros contre leurs proches et leurs amis. Au contraire, si nous voulons leur persuader que jamais un citoyen n'en a haï un autre et qu'une telle chose est impie, nous devons le leur faire dire dès l'enfance, par les vieillards et par les vieilles femmes, et, quand ils deviennent grands, obliger les poètes à composer pour eux des fables qui tendent au même but. Mais qu'on raconte l'histoire d'Héra enchaînée par son fils, d'Héphaïstos précipité du ciel par son père, pour avoir défendu sa mère que celui-ci frappait, et les combats de dieux qu'Homère imagina, voilà ce que nous n'admettrons pas dans la cité, que ces fictions soient allégoriques ou non. L'enfant, en effet, ne peut discerner ce qui est allégorie de ce qui ne l'est pas, et les opinions qu'il reçoit à cet âge deviennent, d'ordinaire, indélébiles et inébranlables. C'est sans doute à cause de cela qu'il faut faire tout son possible pour que les premières fables qu'il entend soient les plus belles et les plus propres à lui enseigner la vertu. Tes propos sont sensés, reconnut-il. Mais si l'on nous demandait encore ce que nous entendons par là et quelles sont ces fables, que dirions-nous ? Je lui répondis Adimante, nous ne sommes poètes, ni toi ni moi, en ce moment, mais fondateurs de cité ; or, à des fondateurs il appartient de connaître les modèles que doivent suivre les poètes dans leurs histoires, et de défendre qu'on s'en écarte ; mais ce n'est pas à eux de composer des fables. Fort bien, dit-il ; mais je voudrais justement savoir quels sont les modèles qu'on doit suivre dans les histoires concernant les dieux. Ceci t'en donnera une idée, repris-je ; il faut toujours représenter Dieu tel qu'il est, qu'on le mette en scène dans l'épopée, la poésie lyrique ou la tragédie. Il le faut, en effet. Or, Dieu n'est-il pas essentiellement bon, et n'est-ce pas ainsi qu'il faut parler de lui ? Certes. Mais rien de bon n'est nuisible, n'est-ce pas ? C'est mon avis. Or, ce qui n'est pas nuisible ne nuit pas ? Nullement. Mais ce qui ne nuit pas fait-il du mal ? Pas davantage. Et ce qui ne fait pas de mal peut-il être cause de quelque mal ? Comment le pourrait-il ? Mais quoi ! le bien est utile ? Oui. Il est donc la cause du succès ? Oui. Mais alors le bien n'est pas la cause de toute chose ; il est cause de ce qui est bon et non pas de ce qui est mauvais. C'est incontestable, dit-il. Par conséquent, poursuivis-je, Dieu, puisqu'il est bon, n'est pas la cause de tout, comme on le prétend communément ; il n'est cause que d'une petite partie de ce qui arrive aux hommes et ne l'est pas de la plus grande, car nos biens sont beaucoup moins nombreux que nos maux, et ne doivent être attribués qu'à lui seul, tandis qu'à nos maux il faut chercher une autre cause, mais non pas Dieu. Tu me parais, avoua-t-il, dire très vrai. Dès lors, repris-je, il est impossible d'admettre, d'Homère ou de tout autre poète, des erreurs sur les dieux aussi absurdes que celles-ci : Deux tonneaux se trouvent au seuil de Zeus pleins de sorts, l'un d'heureux, l'autre de mauvais, et celui à qui Zeus donne des deux tantôt éprouve du mal et tantôt du bien ; mais celui qui ne reçoit que des seconds sans mélange, la dévorante faim le poursuit sur la terre divine; et encore que Zeus est pour nous dispensateur et des biens et des maux. Et pour la violation des serments et des traités dont Pandaros se rendit coupable, si quelqu'un dit qu'elle fut commise à l'instigation d'Athéna et de Zeus, nous ne l'approuverons pas, non plus que celui qui rendrait Thémis et Zeus responsables de la querelle et du jugement des déesses ; de même nous ne permettrons pas que les jeunes gens entendent ces vers d'Eschyle où il est dit que Dieu chez les mortels fait naître le crime quand il veut ruiner entièrement une maison. Si quelqu'un compose un poème, tel que celui où se trouvent ces ïambes, sur les malheurs de Niobé, des Pélopides, des Troyens, ou sur tout autre sujet semblable, il ne faut pas qu'il puisse dire que ces malheurs sont l'oeuvre de Dieu, ou, s'il le dit, il doit en rendre raison à peu près comme, maintenant, nous cherchons à le faire. Il doit dire qu'en cela Dieu n'a rien fait que de juste et de bon, et que ceux qu'il a châtiés en ont tiré profit ; mais que les hommes punis aient été malheureux, et Dieu l'auteur de leurs maux, nous ne devons pas laisser le poète libre de le dire. Par contre, s'il affirme que les méchants avaient besoin de châtiment, étant malheureux, et que Dieu leur fit du bien en les punissant, nous devons le laisser libre. Dès lors, si l'on prétend que Dieu, qui est bon, est la cause des malheurs de quelqu'un, nous combattrons de tels propos de toutes nos forces, et nous ne permettrons pas qu'ils soient énoncés ou entendus, par les jeunes ou par les vieux, en vers ou en prose, dans une cité qui doit avoir de bonnes lois, parce qu'il serait impie de les émettre, et qu'ils ne sont ni à notre avantage ni d'accord entre eux. Je vote cette loi avec toi, dit-il ; elle me plaît. Voilà donc, repris-je, la première règle et le premier modèle auxquels on devra se conformer dans les discours et dans les compositions poétiques : Dieu n'est pas la cause de tout, mais seulement du bien. Cela suffit, dit-il. Passons à la deuxième règle. Crois-tu que Dieu soit un magicien capable d'apparaître insidieusement sous des formes diverses, tantôt réellement présent et changeant son image en une foule de figures différentes, tantôt nous trompant et ne montrant de lui-même que des fantômes sans réalité ? N'est-ce pas plutôt un être simple, le moins capable de sortir de la forme qui lui est propre ? Je ne puis te répondre sur-le-champ, dit-il. Mais réponds à ceci. N'y a-t-il pas nécessité, si un être sort de sa forme, qu'il se transforme lui-même ou soit transformé par un autre? Il y a nécessité. Mais les choses les mieux constituées ne sont-elles pas les moins susceptibles d'être altérées et mues par une influence étrangère ? Prends, par exemple, les altérations causées au corps par la nourriture, la boisson, la fatigue, ou à la plante par la chaleur du soleil, les vents et autres accidents semblables ; le sujet le plus sain et le plus vigoureux n'en est-il pas le moins éprouvé ? Sans doute. Et l'âme la plus courageuse et la plus sage n'est-elle pas la moins troublée et la moins altérée par les accidents extérieurs ? Si. Par la même raison, de tous les objets fabriqués, édifices, vêtements, ceux qui sont bien travaillés et en bon état sont ceux que le temps et les autres agents de destruction altèrent le moins. C'est exact. Donc, tout être parfait, qu'il tienne sa perfection de la nature, de l'art, ou des deux, est le moins exposé à un changement venu du dehors. Il le semble. Mais Dieu, avec ce qui appartient à sa nature, est en tout point parfait ? Comment non ? Et par là il est le moins susceptible de recevoir plusieurs formes ? Le moins susceptible, certes. Mais serait-ce de lui-même qu'il changerait et se transformerait ? Évidemment, répondit-il, c'est de lui-même, s'il est vrai qu'il se transforme. Mais prend-il une forme meilleure et plus belle, ou pire et plus laide ? Il y a nécessité qu'il prenne une forme pire, s'il change ; car nous ne pouvons pas dire qu'il manque à Dieu aucun degré de beauté ou de vertu. Tu as tout à fait raison, dis-je. Mais s'il en est ainsi, penses-tu, Adimante, qu'un être se rende volontairement pire sous quelque rapport que ce soit - qu'il s'agisse d'un dieu ou d'un homme ? C'est impossible, avoua-t-il. Il est donc impossible aussi, repris-je, qu'un dieu consente à se transformer ; chacun des dieux étant le plus beau et le meilleur possible, reste toujours avec simplicité dans la forme qui lui est propre. C'est de toute nécessité, ce me semble. Donc, qu'aucun poète, excellent ami, ne nous dise que les dieux sous les traits de lointains étrangers, et prenant toutes formes, parcourent les villes .... ; qu'aucun ne débite des mensonges sur Protée et sur Thétis, et n'introduise dans les tragédies ou les autres poèmes Héra déguisée en prêtresse qui mendie pour les enfants donneurs de vie du fleuve argien Inachos, et qu'on nous épargne maintes autres fictions de cette nature. Que les mères, persuadées par les poètes, n'effraient pas leurs enfants en leur contant mal à propos que certains dieux errent, la nuit, sous les traits d'étrangers de toutes sortes, afin d'éviter, à la fois, de blasphémer contre les dieux et de rendre les enfants plus peureux. Qu'elles s'en gardent bien, en effet, dit-il. Mais, repris-je, est-ce que les dieux, incapables de changement en eux-mêmes, pourraient nous faire croire qu'ils apparaissent sous des formes diverses, en usant d'imposture et de magie ? Peut-être. Quoi donc ! m'écriai-je, un dieu voudrait mentir, en parole ou en acte, en nous présentant un fantôme au lieu de lui-même ? Je ne le sais pas, avoua-t-il. Tu ne sais pas, poursuivis-je, que le vrai mensonge, si je puis ainsi m'exprimer, est également détesté des dieux et des hommes ? Comment l'entends-tu? demanda-t-il. J'entends, répondis-je, que personne ne consent de bon gré à être trompé, en la partie souveraine de son être, sur les matières les plus importantes ; au contraire, on ne craint rien davantage que d'y héberger le mensonge. Je ne comprends pas encore, dit-il. Tu crois sans doute que j'émets quelque oracle ; or, je dis qu'être trompé en son âme sur la nature des choses, le rester et l'ignorer, accueillir et garder là l'erreur, est ce que l'on supporte le moins ; et c'est surtout dans ce cas qu'on déteste le mensonge. Et beaucoup, ajouta-t-il. Mais, repris-je, avec la plus grande exactitude on peut appeler vrai mensonge ce que je viens de mentionner : l'ignorance où, en son âme, se trouve la personne trompée ; car le mensonge dans les discours est une imitation de l'état de l'âme, une image qui se produit plus tard, et non un mensonge absolument pur, n'est-ce pas ? Certainement. Le vrai mensonge est donc haï non seulement par les dieux, mais encore par les hommes. Il me le semble. Mais le mensonge dans les discours ? Est-il parfois utile à certains, de façon à ne pas mériter la haine ? A l'égard des ennemis et de ceux que nous appelons amis, quand poussés par la fureur ou la déraison ils entreprennent quelque action mauvaise, n'est-il pas utile comme remède pour les en détourner? Et dans ces histoires dont nous parlions tout à l'heure, lorsque, ne sachant pas la vérité sur les événements du passé, nous donnons autant de vraisemblance que possible au mensonge, ne le rendons-nous pas utile ? Assurément il en est ainsi. Mais pour laquelle de ces raisons le mensonge serait-il utile à Dieu ? Est-ce l'ignorance des événements du passé qui le porterait à donner de la vraisemblance au mensonge ? Ce serait ridicule, dit-il. Il n'y a donc pas en Dieu un poète menteur? Il ne me semble pas. Mais alors, serait-ce la crainte de ses ennemis qui le ferait mentir ? Il s'en faut de beaucoup. La fureur ou la déraison de ses amis ? Mais, fit-il remarquer, Dieu n'a point d'amis parmi les furieux et les insensés. Il n'y a donc pas de raison pour que Dieu mente ? Il n'y en a pas. Par conséquent la nature démonique et divine est tout à fait étrangère au mensonge. Tout à fait, dit-il. Et Dieu est absolument simple et vrai, en acte et en parole ; il ne change pas lui-même de forme, et ne trompe les autres ni par des fantômes, ni par des discours, ni par l'envoi de signes, à l'état de veille ou en songe. Je le crois, avoua-t-il, après ce que tu viens de dire. Tu reconnais donc, poursuivis-je, que voilà la deuxième règle qu'on doit suivre dans les discours et les compositions poétiques sur les dieux : ils ne sont point des magiciens qui changent de forme, et ne nous égarent point par des mensonges, en parole ou en acte. Je le reconnais. Ainsi, tout en louant beaucoup de choses dans Homère, nous ne louerons pas le passage où il dit que Zeus envoya un songe à Agamemnon, ni ce passage d'Eschyle où Thétis rappelle qu'Apollon, chantant à ses noces, insista sur son bonheur de mère dont les enfants seraient exempts de maladie et favorisés d'une longue existence. - Il dit tout cela et m'annonça de divines rencontres en son péan, emplissant mon coeur de joie. Et moi j'espérais qu'elle n'était point menteuse la bouche sacrée de Phébus d'où jaillissent les oracles ; mais lui le chanteur, le convive de ce festin et l'auteur de ces louanges, lui, c'est le meurtrier de mon enfant... Quand un poète parlera ainsi des dieux nous nous fâcherons, nous ne lui accorderons point de choeur, et nous ne laisserons pas les maîtres se servir de ses fables pour l'éducation de la jeunesse, si nous voulons que nos gardiens soient pieux et divins dans la plus grande mesure où des hommes peuvent l'être. Je suis d'accord avec toi sur ces règles, dit-il, et en userai comme de lois.
Platon, République 379 sqq